<< Partie 1 : Pourquoi je pense que la seule mise à l'écart n'est pas une solution pertinente

 

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2 : Comment on fait autrement ?

 

Je souhaite ici aborder des pistes de réflexion tout en ayant conscience que, dans les faits, nos moyens ne nous permettent pas toujours de les mettre en pratique. Cependant, il me semble important de se positionner, à tout le moins idéologiquement sur ces questions, pour tendre vers cet idéal, même s’il peut se trouver des situations où nous n’avons pas d’autre choix que d’apporter une réponse moins satisfaisante.

A- S’intéresser aux notions de justice restaurative et transformative.

Participer dans mon asso à la réflexion sur la réponse à apporter suite à la révélation de ce viol a été l’occasion pour moi de découvrir les notions de justice restaurative, ou transformative, dont les logiques sont bien différentes de celles du système judiciaire que je connaissais via mon activité professionnelle.

Je trouve particulièrement intéressante l’idée que ce mode de gestion des agressions poursuive un triple objectif, à savoir :

« Accounting for ourselves – Sortir de l’impasse autour des agressions et des abus dans les milieux anarchistes »
 De la justice en milieu militant
⇒ Pour elles toutes. Femmes contre la prison – livre de Guenola Ricordeau

 

Cette conception de la justice me parle beaucoup en ce qu’elle envisage la résolution de situations qui mettent en danger la cohésion de la société en tenant compte tant de l’aspect individuel que du contexte collectif ayant concouru à la réalisation des faits.

Je vais essayer ici de reprendre chacun de ces trois objectifs, d’exposer comment il en a été tenu compte dans mon asso, et ce qui selon moi aurait pu être amélioré.

1- Ne pas parler à la place de, et redonner du pouvoir aux victimes.

Il se trouve que les discussions que nous avons eu au sein de mon asso se sont principalement concentrées sur le premier de ces objectifs, à savoir tenir compte des besoins de la victime de Martin.

Cet objectif est bien entendu fondamental, et doit primer en terme de temporalité puisqu’il est question, avant tout, de palier à l’urgence de faire ce qui est à notre portée pour que la victime puisse traverser cette épreuve le moins mal possible.

Or, dans notre cas, la personne qui avait dénoncé ces violences sexuelles n’était pas membre de notre asso, nous ignorions son identité et n’avions pas de contact direct avec elle.

Nous lui avons donné la possibilité de nous faire connaître ses besoins si elle le souhaitait, en passant par l’intermédiaire de l’autre collectif concerné par cette affaire. Elle ne nous a pas répondu, ce qui est bien entendu son droit et un choix tout à fait légitime.

Sans ces informations, il me semblait difficile de supposer quels pouvaient être les besoins de cette personne, et de justifier nos décisions par la nécessité de tenir compte de ses intérêts. Les discussions entre nous ont pourtant beaucoup tourné autours de ces questions : exclure Martin pour répondre au besoin de sa victime de se sentir soutenue, pour lui assurer un cadre « safe » dans l’hypothèse où elle souhaiterait rejoindre notre asso ou participer à nos évènements… Plus généralement, répondre au besoin de toutes les personnes qui ont pu être victimes de violences sexuelles, en leur garantissant de ne pas courir le risque de « croiser un violeur » dans nos cercles…

Ce genre de raisonnement me paraît problématique en ce qu’il vient essentialiser les personnes qui ont été victimes de violences sexuelles, les réduire à leur seule qualité de victime, nécessairement traumatisée par ce qu’elles ont vécu, et leur imputer des besoins et des réactions qui seraient toutes similaires.

Entre ces suppositions hâtives, et la non-prise en compte de la parole des personnes victimes (puisqu’on connaît déjà leurs besoins, pas nécessaire de le leur demander), il n’y a qu’un pas, que la justice d’État me semble avoir déjà franchi tant les victimes n’ont, devant les tribunaux, qu’un tout petit espace pour s’exprimer sur la condamnation de leurs agresseurs.

Or, j’ai pu dans mon activité professionnelle rencontrer des personnes victimes qui pouvaient exprimer des besoins très divers. Certaines souhaitaient ne plus avoir affaire à leur agresseur, mais d’autres par exemple cherchaient à conserver le lien, ou à se confronter à lui. Toutes ces réactions peuvent être légitimes, et nous n’avons pas à porter de jugement dessus. Or, supposer qu’une personne qui a été victime de violence sexuelle doit naturellement vouloir éviter le contact avec son agresseur, ou avec toute autre personne ayant commis des violences sexuelles, revient à porter un tel jugement, et à considérer comme « anormales » des réactions différentes.

Ayant été moi-même victime d’une agression sexuelle, et étant restée en contact avec Martin, il m’était particulièrement désagréable, pendant ces réunions, d’entendre d’autres parler à ma place, en soutenant qu’il était important pour les femmes qui auraient subi des violences sexuelles et qui fréquentaient nos évènements, de s’assurer qu’elles n’aient pas à croiser un violeur.

La société s’attend à ce que, lorsqu’on a subi une violence sexuelle, on soit traumatisée, abattue, pour longtemps… Et si ce n’est pas le cas, alors c’est peut-être qu’au fond on a voulu ce qui nous est arrivé ? Virginie Despentes explique qu’après le viol collectif qu’elle a subi adolescente, elle a mis des années à se reconnaître victime, parce qu’elle n’avait pas le sentiment que ce qu’elle vivait et ressentait correspondait à ce qu’on attendait d’une victime, et qu’il en a découlé pour elle beaucoup de culpabilité et de honte.

Parler à la place des personnes victimes, faire des suppositions sur leur façon de vivre les choses et sur leurs besoins, revient à nier la diversité des situations vécues, à les réduire au silence, et sans doute dans certains cas, à accroître leur difficulté à dévoiler une situation de violence sexuelle, ou leur difficulté à la surmonter puisque leurs besoins réels ne seront pas pris en compte.

Je considère par conséquent que pour réellement tenir compte des besoin d’une personne ayant subi une violence sexuelle, il faut lui donner la possibilité, si elle le souhaite, d’exprimer vraiment librement ses besoins, et arrêter de faire des suppositions qui reviennent à des jugements de valeurs.

Si on lui a réellement offert un espace de parole libre, et qu’elle ne s’en est pas saisie, alors n’essayons pas de remplir le vide. Contentons-nous de constater qu’on n’est pas en position d’aller plus loin en ce qui concerne la prise en compte des besoins de la victime, et occupons nous des deux autres niveaux d’intervention que nous suggère la justice transformative !

2- Questionner notre responsabilité collective.

Au sein de mon asso, il y a eu quelques initiatives pour questionner le troisième de ces objectifs de la justice transformative : notre responsabilité collective relative aux violences sexuelles.

Nous avons organisé l’arpentage du livre « Éducation populaire et féminisme », et avons tenté de mener un début de réflexion sur la création d’une culture commune, à notre asso et aux collectifs amis, en matière de traitement de ce type de situation… Ces initiatives n’ont malheureusement pas été menées à leur terme.

⇒ Éducation populaire et féminisme. Récits d’un combat (trop) ordinaire. Analyses et stratégies pour l’égalité    Ouvrage collectif - peut être commandé sur le site de L’Engrenage.

 

Il me semble que le fait que Martin ait quitté nos cercles, et que nous n’ayons pas organisé collectivement sa mise au travail, a contribué à la démobilisation sur cet aspect de la réflexion. Il est toujours difficile de se regarder en face et de se questionner sur notre responsabilité dans la commission de tels faits. La mise à l’écart pure et simple de l’agresseur est une solution facile pour ne plus y penser…

Sans doute que focaliser, comme je l’ai expliqué, sur la nécessité de tenir compte des besoins de la victime, alors même que nous ne les connaissions pas, nous a aussi servi collectivement à éviter de nous poser cette question de notre responsabilité collective, tout en satisfaisant notre besoin d’avoir le sentiment de ne pas traiter cette situation à la légère.

Je regrette que nous n’ayons pas encore saisi cette occasion pour tenter de modifier plus en profondeur nos pratiques, dans le but d’éviter que d’autres agressions de ce type surviennent, et si c’était le cas, d’être en mesure d’y répondre de manière plus adaptée pour tout le monde.

Je tiens à préciser que je me considère en partie responsable de cet état de fait, puisque faisant partie de ce collectif qui n’est pas allé au bout de cette réflexion, et parce que j’ai moi-même, à certains moments, été démotivée et n’ai pas persévéré dans cette voie autant qu’il l’aurait fallu. Je serais heureuse de pouvoir participer à la reprise d’une réflexion collective sur ces questions.

3- La nécessaire implication des féministes dans l’éducation des personnes ayant commis des violences sexuelles.

En ce qui concerne le deuxième objectif, celui de responsabiliser et transformer l’auteur, aucune proposition concrète n’a été faite, ni dans mon asso ni dans l’autre collectif qui avait été concerné par ces faits.

Pour toutes les raisons que j’ai déjà évoqué dans cette brochure, cette absence de solution ne me satisfaisait pas, et j’ai cherché à palier seule à ce manque, en proposant à Martin de travailler ensemble. Je reviendrai un peu plus loin sur la manière dont nous avons organisé ce travail.

Je tenais ici à revenir sur un argument que j’ai régulièrement pu entendre, lorsque je parlais avec mes camarades féministes, de la mise en place d’une espace de travail pour Martin. Elles me disaient qu’elles avaient d’autres combats à mener, et que si nos oppresseurs voulaient s’éduquer, ils n’avaient qu’à se mettre au travail tout seuls.

Comme je l’ai déjà dit, je défends l’idée que nous avons toutes, individuellement, le droit de refuser d’éduquer les hommes qui nous demandent de les former au féminisme. Et mon propos ne vise bien évidemment pas à pousser des personnes qui ne se sentent pas de le faire, à s’impliquer dans l’accompagnement de personnes ayant commis des violences sexuelles.

Cependant, si les féministes désertent ce terrain, le risque est de voir des hommes, même de bonne volonté, ne pas parvenir à se mettre au travail seuls, ou ne pas le faire suffisamment en profondeur. Le risque si l’on transmet aux hommes le message qu’ils doivent se prendre en main sans nous, est aussi de voir se développer des espaces non-mixtes, d’hommes cherchant à déconstruire leurs masculinités.

Cette option peut à première vue paraître plus propice à un travail constructif à certains égard : elle facilite peut-être l’établissement d’un cadre de confiance et de non-jugement, qui libérerait la parole, et peut par conséquent apparaître intéressante pour des hommes en recherche d’espace de réflexion.

Pourtant je suis convaincue que la non-mixité entre hommes (comme la non-mixité entre dominant-es de manière générale) reste particulièrement dangereuse, qu’elle peut mener à ce qu’ils ne s’obligent pas, par facilité ou parce qu’une partie de la réalité leur échappe, à voir vraiment les choses en face, ou qu’ils s’approprient cet espace au contraire pour renforcer leurs logiques dominantes. Léo Thiers-Vidal, qui a fréquenté des espaces de non-mixité entre hommes, auxquels il croyait vraiment au début, fait le constat d’un certain nombre de dérives, notamment la tendance des hommes, dans ces espaces, à se valoriser en tant que bons alliés, ou à se victimiser en exprimant leurs difficultés à changer d’attitude ou leurs états d’âme lorsqu’ils prennent conscience qu’ils ont des comportements problématiques…

⇒ Léo Thiers-Vidal – Rupture anarchiste et trahison pro-féministe – en particulier le texte « De la masculinité à l’anti-masculinisme : penser les rapports sociaux de sexe à partir d'une position sociale oppressive »

 

L’écoute du podcast Des hommes violents, de France Culture, me semble également assez parlante quant aux limites d’un travail de réflexion entre hommes. Le journaliste a assisté à un stage de réflexion, auquel des hommes violents étaient obligés de participer, par décision de justice. Le constat est assez frappant de l’inefficacité de ce travail : les hommes se saisissant de cet espace pour renforcer leur sentiment d’être des victimes d’un système judiciaire, qui les aurait condamné pour rien ou si peu, et des femmes qui les auraient provoqué, et joueraient les victimes par vengeance. Le seul témoignage un peu plus encourageant, dans le dernier épisode de ce podcast, est celui d’un homme qui raconte qu’après chacune de ces séances de travail, il en rediscutait avec sa compagne, et que ce sont ces discussions qui lui ont permis de réellement prendre conscience de ses comportements, et de s’imprégner de réels changements de perception des choses.

Des hommes violents – Podcast France Culture

 

Je pense donc que la présence de femmes dans ces espaces est fondamentale. Cependant ça ne résout pas tous les problèmes. Notre socialisation en tant que femmes nous conduit à être à l’écoute et dans le soin, ce qui peut faciliter la libération de la parole, mais peut aussi nous empêcher de nous rendre compte de certains biais dans la réflexion.

Par exemple avec Martin, j’ai pris conscience à un moment de notre travail que nos échanges tournaient beaucoup autours de lui, de ses réflexions, de ses émotions, et qu’on avait moins discuté des conséquences que ses actes pouvaient avoir eu sur sa victime, ou de manière générale des conséquences des violences sexuelles sur les personnes qui les subissent. Même si dans la documentation sur laquelle nous appuyions notre travail, il y avait matière à réflexion de ce point de vue, et même s’il avait exprimé plusieurs fois le fait qu’il avait été touché par ces éléments-là, nos échanges avaient été moins approfondis. Léo Thiers-Vidal met en lumière cette forme d’androcentrisme (mode de pensée, conscient ou non, consistant à envisager le monde uniquement ou en majeure partie du point de vue des hommes). C’est d’ailleurs la lecture de l’un de ses textes qui m’a permis de me rendre compte de ce biais, et d’en discuter avec Martin.

Je pense donc qu’il est indispensable, pour les femmes qui accompagnent, d’avoir des moyens de prendre le recul nécessaire pour pouvoir avoir une analyse en cours de travail, de ce qui s’y passe. La meilleure solution est sans doute de pouvoir en échanger avec une autre personne, ou d’être à plusieurs à mener un tel accompagnement. Je n’ai pas vraiment eu cette possibilité, et j’ai cherché d’autres solutions, comme prendre des notes après nos séances de travail, les relire plus tard, me référer aux écrits d’autres personnes qui analysaient leurs propres pratiques…

⇒ par exemple les écrits de Léo Thiers-Vidal déjà cités, ou la brochure Jour après jour

 

A mon sens, les mouvements féministes ont beaucoup à gagner à réfléchir et organiser collectivement des espaces de réflexion à destination des hommes, ceux dont on sait qu’ils ont commis des violences sexuelles, mais aussi tous ceux qui manifestent l’intention d’avoir une réflexion sur leurs comportements.

B- Mon implication dans ce travail avec Martin.

1- Est-ce que je suis la bonne personne ?

J’ai beaucoup hésité avant de proposer à Martin de faire ce travail ensemble. Je m’interrogeais d’une part sur mes compétences, et d’autre part sur ma place dans ce travail, du fait de notre amitié.

Je crois que ce qui m’a décidé à le faire, c’est surtout le fait que rien d’autre ne lui était proposé et que cet état de fait ne me satisfaisait vraiment pas. Je me disais que ce serait « mieux que rien », même si ce n’était pas idéal. Au début je me disais que cet accompagnement se limiterait peut-être à une simple mise au travail, et à la recherche d’un autre cadre pour qu’il puisse poursuivre dans de meilleures conditions.

Ce n’est qu’en préparant vraiment notre réflexion, et ensuite en commençant à la mener ensemble, que je me suis progressivement rassurée sur ces deux points.

J’ai d’abord beaucoup lu, écouté, regardé des vidéos. J’avais besoin d’engranger de la théorie pour me sentir légitime à parler de ces questions. Et, je ne m’y attendais pas, mais cette théorie a raisonné fortement avec mon vécu personnel. J’ai pris conscience du fait que j’avais plus souvent que je ne le pensais été victime de violences sexuelles, et que je tirais ma légitimité aussi de là.

Pour ce qui est de notre relation d’amitié, je la voyais au début comme un frein à une discussion vraiment constructive. Je craignais d’avoir à certains moments du mal à poser un regard distancié et critique sur nos échanges. C’est aussi ce qui a pu m’être opposé par les personnes auxquelles je parlais de ce projet d’accompagnement, et aujourd’hui j’ai du mal à savoir si mes inquiétudes à ce sujet venaient vraiment de moi, ou si elles étaient surtout suscitées par ce mélange entre les réticences des personnes auxquelles j’en parlais, et ce sentiment d’illégitimité, d’incompétence, que je connais bien de manière générale, du fait de ma socialisation en tant que femme.

Il se trouve que je me suis aperçue au fil de notre travail ensemble que celui-ci nécessitait au contraire une relation de confiance, un cadre serein, et que notre relation permettait des échanges profonds, d’aller au bout des choses, d’éviter au maximum les non-dits. Je ne prétends pas que cela puisse être le cas dans toutes les relations amicales, mais je pense qu’un lien d’amitié ne disqualifie pas a priori la qualité du travail qui peut être fait dans ces conditions. Je pense que les choses méritent d’être tentées, et que c’est à chacun-e d’apprécier comment il ou elle se sent pour mener cette réflexion avec une personne proche.

Je profite d’ailleurs de l’occasion pour exprimer le fait que j’ai les mêmes inquiétudes au sujet de l’accueil que vous pourrez faire de cette brochure. Je ne doute pas que certain-es d’entre vous qui me lisez, qui peut-être aviez jusque là un positionnement différent sur la question, pourriez être tenté-es de vous dire que je suis nécessairement influencée par ma relation d’amitié avec Martin, et que les raisonnements que je développe n’ont de ce fait qu’une moindre valeur.

J’espère, parce que vous êtes féministe ou allié, que vous saurez faire la part des choses entre ce sentiment et l’analyse théorique que vous ferez de mon propos, et que vous saurez mettre à distance l’idée que, parce que je suis une femme, je serais nécessairement plus facilement influençable, ou gouvernée par mes émotions, que capable d’avoir une réflexion construite, même sur un sujet qui me touche de près.

2- Méthodologie utilisée.

Je pense que Martin s’est lui aussi posé la question de savoir si j’étais la bonne personne, avec qui entreprendre ce travail de réflexion. Quand j’ai commencé à aborder la question, il m’assurait être très motivé pour faire ce travail, mais ne pas voir comment il pourrait se mettre en place avec moi. Il mettait en avant le fait que nous ne vivions plus dans la même ville et que ça risquerait d’être compliqué sur le plan matériel. Je pense aussi qu’à ce moment-là, il n’était pas encore tout à fait prêt à se mettre au travail. Pour moi, il a été important d’attendre qu’il soit tout à fait disponible (matériellement et moralement) pour engager cette réflexion, et d’être sûre qu’il était vraiment motivé et prêt à s’y investir pleinement.

Lors de l’une de nos discussions, alors que nous n’avions pas encore vraiment décidé d’engager ce travail ensemble, je lui ai conseillé d’écouter l’épisode « Un autre homme est possible », d’Un podcast à soi, qui aborde la question de la déconstruction des masculinités, d’un point de vue plutôt optimiste, et dans lequel on entend notamment le témoignage d’un homme qui dit avoir pris conscience qu’il a été un violeur, et qui explique le travail de réflexion qu’il a mené. Je crois que l’écoute de ce podcast a été décisive pour permettre à Martin d’envisager vraiment de s’engager dans ce travail de réflexion. Je pense que c’est un bon point de départ, pour susciter la mise au travail d’une personne qui exprime sa motivation mais aurait des difficultés ou une appréhension à s’y mettre réellement.

Lorsqu’une violence sexuelle est dénoncée, on peut avoir un sentiment de gravité et d’urgence à réagir. On peut attendre de l’agresseur qu’il se mette au travail vite, qu’il prouve de cette manière qu’il a conscience de la gravité de ses comportements. Pourtant, il me semble important de ne pas précipiter les choses de ce point de vue là. D’abord, dans un premier temps, la priorité est sans doute de s’assurer qu’il est répondu aux besoins de la victime. Et puis du côté de l’auteur, pour qu’un travail efficace puisse être fait, il faut qu’il se trouve dans des conditions matérielles satisfaisantes (Martin par exemple est resté plusieurs mois sans avoir vraiment de logement fixe parce qu’il avait quitté la ville dans la précipitation), et que la tension des premiers moments ait pu au moins un peu retomber. Dans le cas de Martin, quelques mois ont passé avant qu’on se trouve dans de bonnes conditions pour pouvoir se lancer.

En attendant, j’ai créé un espace en ligne (sur Framanotes), me permettant d’y regrouper des notes écrites, des liens, des documents PDF... et de les organiser en catégories. A ce moment-là, je n’avais pas encore une vision précise du contenu et de la manière de mener notre travail, je me contentais de regrouper les documents que j’avais pu consulter sur les derniers mois et qui me semblaient pertinents.

Nous avons discuté et défini ensemble les conditions matérielles d’organisation de ce travail de réflexion. Il me semble important d’en discuter ensemble, de l’adapter aux situations et aux contraintes de chacun-e. En ce qui nous concernait, nous avions comme inconvénient la distance géographique, qui nous a obligé à nous organiser à distance (nous n’avons pu nous voir physiquement qu’une fois au cours de ce travail de réflexion), mais comme avantage le fait que nous étions tous les deux assez disponibles, ce qui a permis à Martin d’y consacrer un temps assez conséquent, chaque semaine, pendant 6 semaines.

Nous nous sommes donc appuyé sur les documents que j’avais regroupé sur le Framanotes, et que j’avais classé en 5 catégories. Chaque semaine, Martin devait étudier les différents documents regroupés dans l’une de ces catégories, et nous fixions un rendez-vous téléphonique pour en discuter. Il y a 5 catégories mais le travail a été étalé sur 2 semaines pour l’une de ces catégories, ce qui nous a amené à un travail sur 6 semaines.

Vous pouvez retrouver ici la liste complète des documents sur la base desquels nous avons travaillé, Martin et moi, au printemps 2019.

Chaque semaine, nous avions donc une discussion au moins d’une heure, sur les réflexions auxquelles nous amenaient ces documents, sur la manière dont ils résonnaient sur nos vécus, ce qu’ils changeaient pour nous. Je me suis prêtée à l’exercice autant que Martin, ce qui nous permettait de confronter des réalités différentes, et de prendre conscience de nos perceptions et nos représentations genrées. Je peux dire que ce travail de réflexion et ces discussions m’ont aussi beaucoup apporté et m’ont permis d’aborder ma sexualité et mes relations affectives sous un jour différent.

Après chaque rendez-vous téléphonique, je prenais des notes sur les échanges que nous avions eu, et sur les réflexions que cela m’amenait a posteriori, ce qui me permettait parfois de revenir sur certains points à la séance suivante.

Globalement, j’ai le sentiment que nous sommes parvenu-e à aller bien plus loin dans ce travail de réflexion que je n’imaginais au départ, et nous nous accordons, Martin et moi, pour dire qu’il a constitué un tournant dans la déconstruction de nos représentations genrées et hétéronormées, nous amenant tous les deux à avoir un rapport nouveau à la sexualité et aux relations affectives.

Aujourd’hui, un an après avoir terminé cette réflexion, nous avons tous les deux conscience que ce travail n’est pas terminé, et qu’il ne le sera sans doute jamais complètement, ni pour lui ni pour moi d’ailleurs. Nous continuons toujours, même si c’est de manière plus informelle, à échanger régulièrement sur nos réflexions et nos questionnements, et à se partager de la documentation. Notre réflexion s’élargit, sur le consentement de manière générale, et pas seulement dans le cadre de relations affectives ou sexuelles, sur les modèles de relations de couple ou de famille, sur l’hétéronormativité…

Je ne tiens pas à détailler de manière trop précise le contenu des réflexions que nous avons eu avec Martin, notamment parce que j’ai le sentiment que c’est quelque chose qui nous appartient, et qu’il me semble important de ne pas trop influencer la réflexion que pourraient avoir d’autres personnes, pour que chacun-e puisse faire ses propres découvertes, trouve ses propres solutions (qui ne seront peut-être pas les mêmes que les nôtres). Parce que chaque vécu, chaque expérience est nécessairement singulière et située.

Malgré tout, je peux dire que ce travail de réflexion nous a conduit-e à prendre conscience du fait que la question du consentement se pose de manière bien plus large et plus complexe que ce que laisse voir la problématique des violences sexuelles telle qu’elle est consensuellement abordée.

Notre réflexion partait au départ d’une situation décrite comme un viol par la personne qui l’avait dénoncée, mais que Martin n’avait pas initialement appréhendé comme telle : même s’il n’a à aucun moment remis en cause la perception de sa victime, et donc la qualification de viol, lui n’avait pas, sur le moment, perçu qu’il était passé outre le consentement de sa partenaire.

Cette situation de départ nous a nécessairement amené à nous questionner sur ce qu’était le consentement, sous quelle forme il était exprimé ou non, comment il était perçu, compris par l’autre, de quelle manière nos comportements peuvent avoir une incidence sur la possibilité pour l’autre d’exprimer ou non son consentement, de quelle manière nos constructions sociales influent nos comportements et notre capacité à consentir...

Ces questions nous ont amené à prendre conscience de l’importance des non-dits, du « non verbal », et de l’influence des scripts hétéronormés, qui dirigent notre perception des relations affectives et sexuelles. Ces scripts qui veulent par exemple que les hommes soient plutôt actifs et les femmes plutôt passives, qu’un homme soit « toujours partant » pour une relation sexuelle, qu’une femme soit « assez libérée mais pas trop »… Et globalement cette idée que l’attirance sexuelle, la drague, le sentiment amoureux… tout ça relèverait de l’ordre de ressentis, d’évidences (pas toujours si évidentes en fait), on « le sent », « ça ne s’explique pas », et donc on ne pose pas de mots dessus.

Pourtant, ces non-dits laissent une marge d’interprétation nécessairement subjective et donc d’erreur, et sont le lieu de l’exercice de rapports de domination.

Les violences sexuelles et toutes ces « zones grises », ces situations qu’on a du mal à qualifier de violences sexuelles mais où la question d’un consentement réel se pose, sont le résultat de ces constructions sociales dans un système patriarcal et hétéronormé. Soit les rapports de domination sont reproduits, consciemment ou non, dans les relations interpersonnelles, soit ces constructions sont de toute façon intériorisées de telle manière que le consentement ne peut pas être exprimé de manière libre et éclairée.

Sur la question des « zones grises », un livre de sociologie que j’ai lu seulement après mais dans lequel j’ai retrouvé beaucoup des réflexions que nous nous sommes faites avec Martin : Troubles dans le consentement – Aurélia Boucherie

Nous avons entrepris, Martin et moi, de déconstruire les représentations patriarcales et hétéronormées qui dirigent notre manière d’appréhender nos relations affectives et sexuelles. Ce qui passe par une prise de conscience et une analyse des situations vécues, en ce qu’elles ont de plus ou moins problématique, de plus ou moins révélateur de ces mécanismes à l’œuvre. Nous avions ces représentations patriarcales en commun, mais qui s’exprimaient de manière très différente dans nos vécus et nos perceptions. Confronter ces différences nous a permis de les mettre en lumière de manière d’autant plus flagrante. Il ne me semble pas possible de dire un jour que ce travail réflexif sera terminé. C’est une vigilance que nous essayons de maintenir, dans le regard que nous portons sur nos relations passées et celles que nous entretenons depuis le début de ce travail de réflexion.

Déconstruire, au début, a pu être assez déstabilisant, pour Martin comme pour moi : si nous devions faire table rase, oublier ce qui nous servait de repères jusqu’à présent, par quoi les remplacer ? Il fallait mobiliser d’autre imaginaires, d’autres outils, d’autres pratiques, que celles hégémoniques auxquelles nous donnent généralement accès la culture et les médias. Heureusement des ressources existent, même si elles sont plus difficiles à trouver, et ces ressources ont pu constituer la base dont nous avions besoin à cette « reconstruction » (voir notamment dans le tableau, la partie « pistes pour du bon sexe »). Ce travail-là non plus n’est pas terminé : s’approprier de nouvelles manières de faire, en inventer d’autres, s’adapter, tout ça demande du temps et nous en discutons encore souvent.

A ce sujet, nous nous heurtons tous les deux à la difficulté de mobiliser ces pratiques avec des personnes qui n’ont pas mené, ou ne sont pas allées aussi loin dans ce travail de réflexion, qui n’en comprennent pas l’intérêt ou qui les trouvent « bizarres », « pas naturelles », comme par exemple le fait de verbaliser ou de poser des questions, ou de ne pas envisager la pénétration vaginale comme un « passage obligé ».

On peut même parfois se retrouver dans des situations où, en voulant établir un cadre pour des relations les plus égalitaires possible, on crée en fait involontairement une autre forme d’oppression. Un homme à qui j’avais parlé de ma démarche de repenser ma sexualité a pu par exemple me dire qu’il n’était pas à l’aise et que ça l’intimidais.

Face à ces difficultés, nous avons tous les deux je crois, à certains moments, envisagé de renoncer à avoir des relations hétéro, ou à tout le moins à les limiter à des personnes déjà conscientisées sur ces questions, qui comprendraient et adhéreraient à notre démarche.

Nous avons aussi tous les deux, même si c’est de manière différente, été confronté-e à la difficulté d’utiliser ces nouveaux outils, ces nouvelles pratiques, dans certaines situations.

Je me suis vue accepter un rapport sexuel que je ne désirais pas, et être pleinement consciente de ma difficulté à y mettre fin. Sans doute que vivre cette expérience aujourd’hui, en étant consciente de ce qui était en train de se passer, a été plus difficile pour moi que lorsque ça arrivait avant d’avoir mené ce travail de réflexion. Mais ça m’a permis d’identifier les mécanismes à l’œuvre et d’avancer. Ça m’a permis aussi d’en parler avec la personne concernée et de l’amener, je l’espère, à avoir une réflexion sur des comportements individuels qu’il ne semblait que peu questionner jusque là, alors qu’il était intéressé et formé au féminisme.

Martin, de son côté, a été amené à se questionner sur l’efficacité réelle de ces outils pour mettre en place un cadre qui favorise un consentement le plus libre possible de sa partenaire. Est-ce ça dont elle a besoin ? Est-ce suffisant ? Comment être sûr qu’elle consent vraiment ? Et si on ne peut jamais être complètement sûr, à quoi bon ?

En fait, je crois que nous nous trouvons confronté-e aux limites de ce qui peut être fait à titre individuel. Tant que nous vivons dans une société patriarcale et hétéronormée, il est illusoire d’espérer des relations sexuelles totalement libres et égalitaires, nous ne pouvons que faire de notre mieux pour tendre vers cet idéal.

Dans l’épisode « Sexualité des femmes – la révolution du plaisir », d’Un podcast à soi, Charlotte Bienaimé conclue en donnant la parole à trois femmes :

« Tant qu’il y aura des rapports inégalitaires entre les sexes dans la société, que ce soit au niveau de l’engagement politique, de la responsabilité, de la répartition des tâches, des écarts de salaires etc, on retrouvera des rapports de domination dans la sexualité. Je crois que c’est un leurre de penser qu’il suffirait de faire une superbe éducation à la sexualité ».

Nathalie Bajos, sociologue

« Le jour où on arrivera à penser que l’altérité ne se définit pas par la différence de sexe, homme / femme, masculinité / féminité, on déconfigurera les scénarios culturels, les imaginaires sociaux, et donc la sexualité ».

Nina Faure, réalisatrice du documentaire « Le plaisir féminin » et de la réactualisation du livre Nos corps nous mêmes.

« Pour moi ça passe par des luttes féministes, collectives et sur d’autres terrains que la sexualité. Et je crois qu’aujourd’hui on oublie à quel point le fait de se mettre collectivement en mouvement, de rejoindre d’autres personnes dans la lutte, c’est en soi quelque chose qui transforme notre rapport au pouvoir ».

Yéléna Perret, réalisatrice du documentaire « Le plaisir féminin » et de la réactualisation du livre Nos corps nous mêmes.

Ce qui m’amène à me dire que la suite logique à ce travail de ré flexion, pour moi, est de le faire exister hors de la sphère individuelle. J’espère que ce texte nourrira des réflexions collectives, auxquelles je serais heureuse de pouvoir participer. J’espère que d’autres se l’approprieront, l’amélioreront, le dépasseront…

J’espère aussi - même si je sais que pour tout un tas de raisons ce n’est pas envisageable pour l’instant - qu’un jour, Martin, et d’autres hommes qui ont pris conscience de leurs comportements, trouveront aussi une manière de contribuer à cette réflexion collective. Parce qu’il y a des espaces auxquels nous, les femmes, n’avons pas accès, parce qu’il y a des hommes pour qui notre parole résonne différemment de celle de leurs pairs, et parce qu’on a besoin de l’énergie de toutes et tous pour espérer abolir le patriarcat.

 

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